L’exode de l’indignité

Manuelo Rajoy au 27 rue Saint Guillaume
Manuelo Rajoy au 27 rue Saint Guillaume

Déçus par la politique du gouvernement, de plus en plus d’Espagnols quittent le pays en quête d’emplois. A l’occasion de la venue de Mariano Rajoy à Sciences po Paris, Le Journal international est allé à la rencontre de ces Espagnols et a enquêté sur leur exil en France et en Allemagne.

« Il est normal que les citoyens se demandent ce que nous faisons mal », déclare Mariano Rajoy dans son discours de clôture de le série de conférences « L’Europe : les prochaines étapes », organisée par le Berggruen Institute on Governance, le 28 mai 2013, dans les locaux de Sciences Po Paris. Pour lui, une solution efficace à la crise en Europe serait de « faire plus, mieux, et plus vite. » Après avoir vendu sa politique et présenté ses recommandations de reformes, il se dit attaché au rêve européen, à cette « plus belle utopie du XXe siècle » que Robert Schuman a présenté en 1950. « Si nous créons une solidarité de fait, et que nous pensons comme des Européens, cette utopie deviendra réalité, dit-il aux étudiants face à lui. Il suffit de trois choses : volonté politique, des buts clairement définis et une étroite coopération. »

« On n’a pas de futur avec ce président », déclare l’un des jeunes manifestants rassemblés devant l’entrée du 27 rue Saint Guillaume à la sortie du Président. Pendant ce temps, l’ancien Premier ministre grec, Géorgios Papandréou, téléphone à l’oreille, fait le tour du foyer rue Saint Guillaume. Ce n’est clairement plus lui qui attire la foule. Le service de sécurité examine les enveloppes blanches lancées par ces nouveaux Indignados. Elles ne présentent ni contenu, ni danger. Quelques agents lâchent des commentaires sur l’originalité des projectiles, qui – en plus – ne volent pas très loin. Mariano Rajoy ne les a probablement même pas vus. Ni M. Papandréou, d’ailleurs. Seuls les cris sont perceptibles, les demandes de démission, alors que le président monte tranquillement dans la voiture. Une boule en papier tombe sur les journalistes – déplaisir général.

« Notre futur est aussi vide que ces enveloppes », raconte cet étudiant Erasmus de vingt ans. Mariano Rajoy, majoritairement élu en décembre 2011 pour protester contre l’ancien gouvernement du PSOE, n’a – aux yeux du peuple – pas réussi de manœuvrer l’Espagne hors de la crise. Pire encore, il semble que son pays soit coincé dans un cercle vicieux d’une crise qui touche de plus en plus l’intégralité de la population, cherchant de plus en plus le succès ailleurs qu’à Madrid ou à Barcelone. Le jeune manifestant reprend : « Rajoy n’a rien fait pour l’emploi, il n’a rien fait pour les jeunes. Il a monté les impôts, mais il n’a pas lutté contre la corruption. »

Exode ibérienne germanophile

« Nous n’avons pas choisi de quitter notre pays. Quand tu dois quitter ton pays après des années d’études et de préparation pour pouvoir exercer ton métier, ce n’est pas un privilège », nous explique un autre Espagnol présent. Il représente une mouvance générale de jeunes qui font tout pour quitter l’Espagne, à la recherche de travail – de préférence en Allemagne. « Il faut faire quelque chose en dehors de l’Espagne, car en Espagne, c’est impossible. Nous sommes obligés de rester après. » Ces jeunes se décrivent comme les victimes de la crise. Déçus de la politique de Rajoy, comme ils disent, ils partent pour trouver mieux. « L’Allemagne profite de ce mouvement », nous dit le manifestant, même si ceci peut sembler paradoxal, vu que c’est Angela Merkel qui incarne l’ennemi austère.

De plus en plus d’Espagnols apprennent l’allemand. L’ensemble des filiales de l’institut Goethe, l’organisme de représentation culturelle allemand, ont enregistré une augmentation des inscriptions de 60% entre 2010 et 2012. « 25% des inscrits sont ingénieurs, médecins ou experts informaticiens, et cherchent leur futur professionnel en Allemagne », declare Manfred Ewel, chef du service linguistique de l’institut Goethe. « Les étudiants entre 16 et 20 ans disent vouloir améliorer leur CV avec l’allemand. C’est pourquoi nous avons commencé à augmenter notre offre de cours à vocation professionnelle, comme ‘allemand pour médecins’ ou encore ‘allemand pour ingénieurs’. » Les Espagnols constituent le plus grand groupe d’inscrits aux cours d’allemand en Allemagne, avec 3000 jeunes – et moins jeunes. « La chancelière Merkel voulait motiver des jeunes travailleurs à s’intéresser à leurs chances en Allemagne et a réussi à créer un énorme enthousiasme pour la langue allemande en Espagne », explique Manfred Ewel.

Même la France, plus proche géographiquement et culturellement, n’attire pas autant que l’Allemagne, qui était encore « l’homme malade de l’Europe » à la fin des années 1990. « Plus que la France pour des raisons économiques, l’Allemagne, c’est le paradis », dit Manola [nom changé par la rédaction], étudiante espagnole à Bruxelles. « Une amie, Paloma, est en dernière année d’infirmière et a déjà des propositions pour aller travailler en Allemagne. »

Le bateau coulé

« L’Espagne est vue par une grande partie des jeunes comme un bateau coulé. Ils essayent alors d’aller au nord, ou même au Brésil, » explique Mario, étudiant espagnol à Poitiers. Les dégâts sont très visibles. De nombreux Espagnols témoignent de l’omniprésence de la crise. « La population est déprimée, frustrée, désespérée, fâchée avec la classe politique, » annonce Mario. Une autre étudiante raconte : « Il y a énormément de manifestations, de grèves et la majorité des débats (re)tombent très facilement sur la crise. Tout tourne autour de la crise, on voit beaucoup plus de sans abris, le chômage est perceptible dans la vie quotidienne, » dit-elle. « On perçoit la crise au quotidien, on voit les magasins fermés. Aller à l’étranger dévient quelque chose d’inévitable, » témoignent Leire et Luisa, étudiantes espagnoles à Poitiers.

« Nous sommes bien formés, mais nous travaillons au SMIC avec un titre universitaire, » se plaint le manifestant espagnol, qui n’a à présent même plus d’enveloppes à jeter. De toute façon, le président est déjà parti. Le groupe de jeunes restera encore quelques minutes à débattre les problèmes – sans y trouver de solutions.

« Du progrès considérable a été fait [en Espagne] concernant la consolidation fiscale et les reformes structurelles, affirme Mariano Rajoy dans son discours, diffusé en direct à la télévision espagnole. Oui, il est vrai que j’étais obligé de prendre des décisions qui sont aussi dures qu’inévitables […] Je ne dis pas cela à cause de l’impopularité qui en résulte, mais pour montrer qu’il est important que la population comprenne que les sacrifices demandés par l’intégration européenne auront des compensations tangibles dans un futur proche. » Reste à voir s’ils seront assez tangibles pour satisfaire ces vingt indignados parisiens – ainsi que pour des millions d’Espagnols, qui, pour une partie grandissante, ne font qu’attendre leur aller simple pour Berlin.

Le décompte de la saturation du marché du travail allemand est-il lancé ? L’Espagne souffrira-t-elle de l’exode des cerveaux, de ces étudiants qui se voient « obligés » de rester, comme le dit un manifestant anti-Rajoy ? « Les jeunes qui vont étudier à l’étranger devraient revenir avec leur savoir pour aider le pays à sortir de la crise. Ils sont le futur. Nous sommes le futur, » déclare Manola d’une voix assurée, mais oscillante. Entre espoir et désillusion.

Publié le 3 juin 2013 dans
Le Journal International