Frédéric Mion : « Je suis presque un peu gêné par le temps que vous m’avez consacré » Portrait du directeur de Sciences Po.

Texte et photos : Yann Schreiber

Dans les bureaux sobres d’un notaire avenue Matignon, entre les Champs-Elysées et la place Beauvau, dans une pièce avec vue sur le jardin du Théâtre Marigny et les galeries d’art du VIIIe arrondissement de Paris, l’attention se concentre sur deux piles de 20cm de papier. Entouré d’une poignée de collaborateurs et de représentants du ministère de la Défense, Frédéric Mion, directeur de Sciences Po, signe de sa main gauche contrat après contrat : ce jour-là, sous le regard bienveillant et heureux de Charline Avenel, est acté l’achat de l’Hôtel de l’Artillerie par la Fondation Nationale des Sciences Politiques.

« C’était un moment qu’on attendait, pour lequel on avait beaucoup travaillé toutes les nuits avant » se rappelle Mme. Avenel, secrétaire générale de l’école. « Nous étions fiers, et profondément heureux. » La photo de la signature est son fond d’écran d’iPhone. « Je ne suis pas encore prête à l’enlever. »

« Il a souhaité que je sois à côté de lui » pour la signature, dit-elle, balayant du doigt les photos sur son portable lors d’une interview dans son bureau, adjacent à celui du directeur, au premier étage du 27, rue Saint-Guillaume. « C’est quelqu’un qui est reconnaissant, qui félicite volontiers les gens avec lesquels il travaille. »

Après la signature, une accolade spontanée. « C’est plutôt moi qui l’ai empoigné, il s’est laissé faire », raconte Mme. Avenel. La photo de ce moment est aujourd’hui l’image de contact de Frédéric Mion dans le portable de la secrétaire générale : « Quand il m’appelle, je vois ça. »

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Frédéric Mion passe un appel devant son bureau à Paris, le 1er mars 2017. 

Frédéric Mion avait passé trois ans et demi de négociations à rallier ses troupes pendant les moments difficiles. Son cri de guerre : « On va tous les bouffer ». Jusqu’au dernier moment, l’achat de gré à gré de l’Hôtel de l’Artillerie par Sciences Po pouvait échouer, face aux pressions de tous côtés. L’intérêt que portait un grand patron industriel pour le bâtiment avait au moins une fois semé la peur à Sciences Po, dont le projet devait alors tenir face au lobbying massif de ce riche particulier auprès des instances de l’État. Mais au final, l’équipe de Frédéric Mion les a « tous bouffés ». L’achat de cet ancien cloître à deux pas du 27, qui doit accueillir des étudiants dès 2022, et la réorganisation du campus parisien changera profondément l’ADN de l’école. Ces changements sont l’oeuvre de Frédéric Mion, directeur de l’école depuis 2013.

Le nom Frédéric Mion évoque l’élégance avant tout. Les élèves de l’école acclament ses discours en Amphi Boutmy ; ses collaborateurs saluent son calme et sa détermination. Il est admiré pour son intelligence et sa « classe », mot qui revient fréquemment dans la bouche des sciences-pistes quand on parle de leur directeur. En quatre ans, M. Mion s’est affirmé comme le visage de Sciences Po. Mais ce texte n’est pas un « Freddie », à l’image du « Richie » de Raphaëlle Bacqué sur la vie de Richard Descoings.

Il est le portrait d’une personnalité publique mais gardienne de sa vie privée ; d’un homme discret, et cependant tellement exposé ; d’un directeur issu des Grands corps français mais intrinsèquement international ; d’un successeur à la fois fidèle et en rupture. Le portrait de Frédéric Mion est celui d’un homme moins lisse qu’il ne le semble quand il prononce ses parfaits discours, vêtu de ses costumes irréprochables. C’est le portrait d’un homme à qui on peut facilement reprocher de jouer au parfait directeur, mais qui semble avoir trouvé à Sciences Po un épanouissement inattendu. Malgré un style radicalement différent de son prédécesseur, Frédéric Mion ressemble à l’école que Richard Descoings avait imaginée, et au sciences-piste qu’il voulait former.

« Très content, et très ému »

L’amphithéâtre Boutmy, un soir de décembre 2016, était plongé dans une lumière rouge, ambiance feutrée, style Dolby Theater pour les Oscars, mais sans les statuettes. Pour la cérémonie des 15 ans de la procédure d’admission par Convention d’Éducation Prioritaire (CEP), Sciences Po a tout donné. Au programme : récits d’étudiants et d’étudiantes – « plus de jeunes gens que de jeunes femmes d’ailleurs », dit M. Mion – passés par la voie CEP, ponctués de quelques discours officiels.

Pendant les allocutions, Frédéric Mion, au premier rang, retouche soigneusement son texte. Le sujet – et la soirée – lui tiennent à coeur. Le lendemain, à 9h16, en réponse à un mail, objet « CEP », lui demandant tout simplement « Content ? Emu ? », il répond :

« C’est incroyable de se dire que ce dispositif a rendu cela possible. Sans lui, ces personnes, qui sont des talents absolument évidents, n’auraient jamais pu se trouver à Sciences Po », explique-t-il quelques semaines plus tard. « On touche là très concrètement du doigt la réalité humaine qui était entrevue dans l’esprit de ceux qui ont conçu ce dispositif en 2000–2001. »

La soirée était pour M. Mion une occasion de montrer que le dispositif CEP a fait ses preuves. Mais l’émotion était aussi due à l’inévitable mémoire de Richard Descoings. « C’était l’idée d’un homme qui prenait forme sous nos yeux » ce soir-là, se souvient M. Mion. « Il y a parmi nous ce soir un grand absent », disait-il dans son discours. « Je souhaite rendre hommage à Richard, et saluer la présence parmi nous ce soir de Nadia Marik-Descoings, qui nous fait l’amitié d’être des nôtres. »

L’égalité des chances est une des convictions profondes de Frédéric Mion. C’est lui qui le dit, mais aussi son entourage. Les quatre années à la tête de l’institution à l’avant-garde de la discrimination positive en France n’ont que « renforcées » cette idée chez le normalien. La diversité est pour lui « la richesse première » de l’institution qu’il dirige. « Ce qui fait que Sciences Po est Sciences Po, et qui fait que Sciences Po rayonne aux quatre coins de la planète, ce sont nos étudiantes et nos étudiants », dit-il. « Je le répète à chaque fois, ce n’est pas de la démagogie. » La diversité est encore plus fondamentale qu’elle doit permettre, dit-il, le renouvellement des élites, mots et concept qu’il revendique. Pourtant, et il en est conscient, ce ne sont pas (plus) les diplômes qui font les carrières.

À son arrivée à Sciences Po sous Richard Descoings en 1996, le directeur présente le jeune énarque à ses futurs collègues, son CV à la main. « Je vous présente Frédéric Mion. Il vient du Conseil d’État. Il est normalien, diplômé de Sciences Po, énarque… alors vous voyez à quoi vous pouvez vous attendre… », aurait lancé M. Descoings, selon un récit du Monde publié le 3 mars 2013. Pourtant, lui-même n’étale pas ses titres lors de la première rencontre avec un collaborateur, se rappelle celui-ci, insistant sur le fait que pour un major de l’ENA et un normalien, ne pas s’en revendiquer serait peu commun.

« J’ai le sentiment que la légitimité aujourd’hui se conquiert non pas toujours par les diplômes, mais un peu malgré eux. Ou contre eux », estime Frédéric Mion. Parfois, se souvient-il, il évoluait dans des milieux où « il faut un peu faire oublier que vous êtes énarque pour donner à penser que vous pouvez être efficace dans l’entreprise. » « Il ne s’agit pas d’avoir honte du parcours qu’on a suivi, mais il s’agit d’avoir quotidiennement à l’esprit que le fait d’avoir été un bon étudiant et d’avoir été dans de bonnes écoles ne vaut pas légitimité. »

Étudiant, j’ai été admis à Sciences Po à Nancy à l’été 2012. Richard Descoings est mort quelques semaines auparavant, et à ma rentrée, Sciences Po n’avait qu’un directeur par intérim, Hervé Crès. Le gala de fin d’année, fin avril 2013, était la première occasion pour la plupart d’entre nous sur le campus, de voir notre nouveau directeur. Il avait pris ses fonctions en mars 2013. Jusque là, seul son CV avait parlé pour lui auprès des étudiants : Sciences Po, Normale Sup’, ENA, Princeton, Conseil d’État, conseiller de ministre, directeur au Ministère de la fonction publique, associé dans un cabinet international d’avocat et secrétaire général de Canal+. Pour nous, à Nancy, Frédéric Mion était le ministre qui débarquait de Paris, bien fringué, plutôt déconnecté de la réalité de notre vie quotidienne. Et il se trouve que le discours d’ouverture prononcé par M. Mion, vêtu d’un costume sombre, cravate sombre, nous a donné raison : trop technique, trop officiel, trop sobre, trop détaché. Quel grand moment de gêne, surtout quand François Laval, directeur du campus, était devenu « Monsieur Duval » le temps d’un lapsus. De quoi ne pas forcément charmer les 250 jeunes nancéiens.

Presque quatre ans plus tard, dans son bureau du 27, M. Mion se souvient encore très bien de ce moment. « C’était tellement drôle… Monsieur Duval », dit-il, un sourire sur le visage. « J’ai eu conscience à ce moment-là des marges de progrès considérables à accomplir. » Un deuxième discours s’impose donc, en clôture du dîner, après avoir discuté avec des étudiants à la table d’honneur. Au bout des quelques minutes d’improvisation derrière un pupitre transparent et devant des drapeaux français, européens, et lorrains, la salle était de son côté. Cette histoire, explique M. Mion aujourd’hui, « illustre bien une chose, c’est qu’on ne peut parler bien que de ce qu’on connaît assez intimement. »

Mais Frédéric Mion lui-même évoque un pire souvenir de ses premiers pas : quelques jours après son arrivée à Sciences Po, à l’occasion d’une réunion à Reims avec les élus locaux, le tout nouveau directeur devait aussi s’adresser aux élèves. « Je monte dans le train et on m’explique que je vais devoir prendre la parole devant tous les élèves du campus, et de surcroît en anglais », se souvient-il, « ce dont je n’avais pas conscience. » Pendant les 45 minutes de trajet (« ça semble très court ») il griffonne quelques phrases. Discours fait, il en ressort plutôt satisfait. « Ouf, rien de terrible ne s’est passé », s’était-il dit.

« Puis, j’étais dans un bureau et j’entend des élèves qui passent devant. L’un dit à l’autre : ‘he didn’t say anything, I mean, he said nothing at all (‘il n’a rien dit, il n’a absolument rien dit’, ndlr). Je me suis dit ‘les perceptions qu’on peut avoir selon le côté du pupitre duquel on se trouve ne sont pas exactement les mêmes’»

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Frédéric Mion à son bureau au 27, rue Saint-Guillaume. 

Au fur et à mesure, ses discours s’adapteront. L’évolution, à Nancy, entre un discours sobre en début de soirée et celui de fin de soirée, porté par l’humour et une série de références intimement liées au campus, caractérise la métamorphose d’un technocrate en un directeur plus proche des étudiants (même si cela n’est pas encore gagné). Le Monde écrivait le 3 mars 2013 qu’il « va devoir construire patiemment sa légitimité » – aujourd’hui, certains le surnomment « roi Mion ». Capitalisant sur sa popularité, les rendez-vous « Meet Frédéric Mion » sont pleins en quelques minutes. Et même si le format et le lieu de réception – son bureau – font ressembler les rendez-vous à des audiences royales, « ça m’ouvre les yeux sur des facettes de Sciences Po auxquelles je ne suis pas forcément en mesure d’accéder autrement », commente-t-il. Et les étudiants en sortent très rarement déçus, ne serait-ce que parce qu’ils viennent de voir l’emblématique Frédéric.

« Il y en a qui viennent car ils ont juste envie de me voir de près ; d’autres qui viennent parce qu’ils ont une histoire à me raconter, un problème qu’ils ont rencontré, ou au contraire un projet qu’ils portent ; certains avant d’arriver se rendent compte qu’ils n’avaient rien de particulier à me dire et se forcent un peu à penser à trois ou quatre questions à me poser avant d’entrer – mais quel que soit le cas de figure c’est pour moi toujours très très enrichissant. » Un collaborateur laisse entendre qu’on lui a même déjà demandé quel yaourt il mange.

La starification semble parfois le déranger un peu. En septembre, il accepte rapidement mes demandes pour cet article d’un simple « pourquoi pas, si ce n’est pas trop de travail pour vous. » En février, à la fin de notre dernière interview, il concède : « Je n’imaginais pas, quand vous m’avez écrit il y a quelques mois, que ça allait prendre cette ampleur. » Puis il ajoute, d’une chemise blanche vêtu, sans veste, lunettes sur le nez, « Je suis presque un peu gêné par le temps que vous m’avez consacré. »

« Fringant »

La pudeur, une marque de fabrique, et ce depuis longtemps. Frédéric Mion est entré à Canal+ sur recommandation de son ami Alexandre Bompard, à l’époque directeur des sports à Canal, aujourd’hui PDG du groupe Fnac-Darty. En 2008, dans le bureau du président Bertrand Meheut, au 8e étage du siège de la chaîne cryptée à Issy-les-Moulineaux, une petite équipe attend le verdict : Canal+ aura-t-il réussi à décrocher les droits de diffusion de la Ligue 1 ? Frédéric Mion, secrétaire général, était parmi les collaborateurs clés des négociations. Vers 19h, l’appel : ils avaient réussi.

« Frédéric avait une joie extrêmement pudique », se souvient M. Bompard. « Je pense qu’il était autant content pour moi de l’avoir emporté que pour Canal+ et pour lui. Il n’essayait pas de récupérer » le succès, au contraire. Il « s’est presque mis en retrait » pour ne pas voler la vedette à qui que ce soit, raconte M. Bompard dans la petite salle de conférence adjacente à son bureau au sud-est de Paris.

Frédéric Mion ne s’affiche pas. Il n’attire pas les projecteurs sur lui. « C’est quelqu’un qui ne cherche pas à en imposer, à impressionner, confie son ami Alexandre Bompard, il en impose sans le vouloir. » Malgré l’exposition que le directeur de Sciences Po a, et malgré le prédécesseur connu pour son ouverture presque extravagante, Frédéric Mion protège sa vie privée. « Il est très pudique et très discret », confirme Alexandre Bompard. Pourtant, affirme-t-on dans son entourage, Frédéric Mion n’a pas eu besoin de « media training » ou de travail sur l’image pour le préparer aux exigences d’une vie exposée. Malgré un passé d’acteur au Lycée et à Normale Sup’ (« sans aucune fausse modestie, je n’étais pas mauvais », dit-il), Frédéric Mion dit ne pas jouer de rôle. Mais il concède qu’il peut bien, parfois, faire correspondre son apparence à l’idée qu’il se fait du directeur de Sciences Po.

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Frédéric Mion devant un tableau représentant Sils Maria. 

Le poste est sans doute « la rencontre idéale de ses qualités, de ses envies, de ses aspirations et d’une fonction », analyse son ami Bompard. Dès les premières semaines du mandat, il « voyait combien [Frédéric Mion] y était naturellement heureux et à l’aise », se rappelle le PDG de Fnac-Darty. « Rarement j’ai senti chez quelqu’un une telle association, ou un tel plaisir d’exercer une fonction. Ca m’a tout de suite beaucoup frappé. »

La rigueur de Frédéric Mion lui donne un air déconnecté, sans émotions ; c’est le haut fonctionnaire qui ne donnera pas à voir l’ennui. Mais pourtant, assure Alexandre Bompard, « il est profondément en phase avec la mission qui est la sienne, dont je pense qu’il aime tous les éléments. » Alors que des collaborateurs lui envoient parfois des sms et emails pour exprimer leur compassion à celui qui doit passer un samedi, un dimanche ou une soirée à un évènement étudiant, Frédéric Mion répond que cela ne le gêne pas. Au contraire. Mais même si c’était le cas, jamais les concernés ne le verraient : tout comportement parasite reste caché derrière une façade soignée.

Quand il choisit sa garde-robe, la « vanité et la part de coquetterie » entrent en compte – il l’avoue, mais son élégance est surtout « une forme d’éthique du travail. » « Des fonctions particulières, des situations particulières, des moments particuliers justifient des tenues adaptées », dit-il. Une attitude remarquée : interrogée sur l’adjectif qui qualifie le mieux le directeur de Sciences Po, la ministre de l’enseignement supérieur, Najat Vallaud-Belkacem parle d’un homme « fringant ».

Déconnection, les soirs et week-ends

Le directeur de Sciences Po ne donne que rarement son opinion politique, certainement par peur de cliver. Sinon, difficile aussi de dénicher un avis partisan défendu publiquement, avec une exception : sa signature de soutien pour l’association Isota, militant pour le droit d’adoption d’enfants par les couples de même sexe. Frédéric Mion réagit plutôt – souvent avec un peu de recul, et rarement à chaud – selon quelques convictions phares, comme la liberté d’expression. Il en a une « conception très large », ce qui l’a, « à deux ou trois reprises, mis en situation délicate vis-à-vis du public extérieur » sur des sujets sur lesquels il n’a pas « des convictions qui sont nécessairement celles de ceux qui ont voulu s’exprimer dans la maison. » Il cite l’exemple du voile. La forte polémique autour du « Hijab Day », fin avril 2016, à l’occasion duquel quelques étudiantes et étudiants ont invité leurs camarades à porter un foulard pour une journée, a provoqué une réponse ferme du directeur. À ceux qui en ont demandé l’interdiction, Frédéric Mion avait écrit :

« Il a fallu un temps pour qu’il me dise des choses avec du fond », sur des problèmes ou personnes qui l’énervent, se souvient un collaborateur régulier. Car Frédéric Mion sait écouter, ce qui lui permet de peu parler de lui. « C’est quelqu’un qui apprend de ses rencontres et qui apprend de l’autre », estime Alexandre Bompard. « Vous sortez d’un déjeuner avec Frédéric Mion, vous avez parlé de vous. » Un trait de personnalité qui se reflète aussi dans son style de travail.

Rythmée par de nombreux rendez-vous (il préfère les tête-à-têtes aux plus grandes réunions), le directeur n’a que très peu de moments dans la semaine où il peut, seul dans son bureau, répondre à des e‑mails. Les rendez-vous pour deux interviews étaient pris avec un mois d’avance, et la séance photo a été plusieurs fois décalée pour accommoder des changements de dernière minute. Il gère son temps avec l’aide d’un directeur de cabinet et de deux secrétaires.

Il délègue beaucoup de responsabilité à ses collaborateurs, tout en restant extrêmement joignable par e‑mail, sms, ou en personne quand il le faut. Le style du « patron » Mion, c’est de laisser faire en étant au courant de tout. À travers la porte communicante entre son bureau et celui de Charline Avenel, les échanges sont fréquents. Ils parlent boulot, mais aussi cuisine, théâtre, opéra. Car oui, Frédéric Mion a bel et bien une vie hors Sciences Po – ne serait-ce que par le fait qu’il s’impose la déconnection le soir et les week-ends. Une stratégie qui ne passe d’ailleurs pas forcément auprès de ses collaborateurs, chez les étudiants ou enseignants, car Sciences Po est une école qui vit par la passion. Avec la déconnection réfléchie et active, « Frédéric fait beaucoup de bien à cette maison dans l’apaisement du rythme, qui sinon est un rythme de fou », affirme Charline Avenel, la secrétaire générale.

« Je pense que j’ai besoin de vraies coupures », confirme M. Mion. Pour lui, « l’éloignement psychologique » des tâches permet de prendre du recul et d’éviter des erreurs par la décélération, pas seulement le soir et les week-ends. « Je suis de plus en plus convaincu que le mode de communication qui nous est le plus habituel désormais – l’e‑mail – lorsqu’on le gère à flux continu, avec une espèce de boulimie de réponses les plus rapides possible, cela nous conduit très fréquemment à faire des fautes. »

Des soirées devant des séries

Une fois déconnecté, la vie de l’homme, derrière le directeur, ne se désemplit pas pour autant : il va souvent à l’opéra, et parfois au théâtre et au concert, quasiment jamais au cinéma.

« Un peu comme tout le monde », dit-il, Frédéric Mion regarde des séries en ligne, en VO. Une série qui l’a « absolument médusé » pendant les trois semaines précédant notre interview était « Black Mirror », une dystopie qui s’interroge sur les effets qu’a la technologie sur nos sociétés, et inversement. Le titre fait référence à l’omniprésence des écrans dans nos vies.

« C’est absolument saisissant, raconte-t-il, il y a des épisodes qui offrent matière à réflexion très approfondie sur la société dans laquelle nous vivons, sur les évolutions, notamment technologiques. C’est vraiment sidérant. » Mais la plupart de ses soirées, il les passe à diner entre amis : Frédéric Mion est « attentif aux restaurants qui ouvrent un peu partout », avec une passion particulière pour les restaurants de cuisine française tenus par des Japonais.

« On dine, on déjeune, on échange sur tous les sujets, on se moque de nous-mêmes », raconte Alexandre Bompard, qui voit Frédéric Mion au moins une fois par mois, et sinon échange très souvent avec lui par sms ou au téléphone. Les sorties culinaires les emmènent un peu partout – « dans l’est de Paris, dans le 11e, on se balade un peu », selon M. Bompard – même si, en général, rectifie M. Mion, l’exploration « se limite au 6e, 7e, enfin les arrondissements à un chiffre. » Sa clef pour dénicher de nouvelles tables : le Figaroscope, guide culinaire et événementiel du Figaro.

Frédéric Mion a gardé le même bureau que Richard Descoings – il l’a juste déplacé. Assis devant un Mac à une table pleine de papiers et de dossiers, devant un grand miroir, les fenêtres à sa droite donnent sur le jardin, tandis que tout droit devant lui, au dessus de la cheminée, il y a une photographie : la vallée de Sils Maria, au sud-est de la Suisse, près de la frontière avec l’Italie, sa destination récurrente de vacances dans les montagnes pour y randonner. L’apaisement, jusque dans son bureau.

Sur ses trajets et le soir, Frédéric Mion lit beaucoup. Sa photo de profil sur Facebook est prise devant une étagère de bibliothèque. Son bureau regorge de livres. À côté des dossiers, sur le haut d’une pile, on trouve au hasard Histoire mondiale de la France, le récent ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron ; pour retomber, plus loin, sur des fiches pour des petits-déjeuners donateurs. Lui parler de littérature, c’est passer la frontière entre l’homme et le directeur. Il est un « homme de culture », dit Bénédicte Durand, Doyenne du Collège universitaire. Il est personnellement à l’origine du renforcement des humanités dans les nouvelles maquettes du Collège universitaire pour la rentrée 2017. « C’est arrivé très tôt et de manière très personnelle chez Frédéric », se souvient-elle. Dès les premiers rendez-vous, et avant même qu’elle ait dit oui pour le poste de doyenne, Frédéric Mion l’avait mis en garde contre la dérive technocratique autour de l’économie et du droit.

Au moment de notre deuxième interview, il lit The redemption of Gallen Pike de la jeune auteure britannique Carys Davies, une oeuvre qui, selon la description de l’éditeur, « nous rappelle à quel point nous en savons peu de la vie des autres. » Sans pourtant être à la recherche constante de citations à employer dans des discours, la littérature passionne M. Mion.

« Quand vous lisez un roman vous n’en espérez pas un profit immédiat, dit-il, vous n’en espérez pas l’idée géniale qui va dénouer la question un peu épineuse que vous vous posez sur tel ou tel sujet. Ni nécessairement la citation qui va illuminer le prochain discours. Mais je pense que nourrir votre imaginaire d’histoires qui sont plus ou moins éloignées de vous est l’une des nombreuses façons de vous mettre en situation et, le moment venu, d’être un peu plus inspiré. »

Un nom d’auteur, pour lequel M. Mion a, comme le confirment aussi ses collaborateurs, « beaucoup d’admiration » revient plusieurs fois : Simon Leys, écrivain belge, fin connaisseur de la culture chinoise, connu pour avoir mis fin aux illusions des maoïstes français. « Je l’ai tellement mis à toutes les sauces que je n’ai plus le droit de le citer, ce qui est triste car je vais devoir trouver d’autres sources d’inspiration à la diplomation de cette année ! »

2013, Sciences Po au bord du gouffre

Joint par le directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale Jack Lang pour devenir conseiller du ministre en 2000, Frédéric Mion n’a tout simplement pas répondu au premier appel. Ce n’est qu’en insistant que Christian Forestier a pu faire venir le candidat-malgré-lui pour un entretien.

Et puis, Frédéric Mion n’a pas tout de suite dit oui. Il va d’abord dîner avec des proches dans un petit appartement de Saint-Germain-des-Prés, et leur parle de l’opportunité qui se présente à lui. « On me l’a proposé », aurait-il avancé, d’un ton désintéressé face à un groupe plutôt enthousiaste et impressionné, qui le pousse à accepter. « Je ne sais pas si je serai assez bon », aurait-il dit, se souvient un proche présent à la soirée.

La raison principale, reconnaît M. Mion aujourd’hui, c’est qu’il n’avait alors pas « senti un appétit féroce pour m’occuper des énormes questions d’éducation nationale, surtout sous l’angle budgétaire et statutaire auquel je ne connaissais pas grand chose. » Au fil du temps, dans l’équipe ministérielle, le jeune Frédéric Mion s’est installé comme une des personnes clés du cabinet.

Par la suite, Frédéric Mion est rarement allé chercher ses postes : on est souvent venu le chercher. Il entre à Canal+ sur suggestion de son ami Alexandre Bompard. Et, raconte M. Mion, « à aucun moment dans les mois qui ont suivi la disparition de Richard Descoings je ne me suis dit ‘tu es l’homme de la situation ». C’est pourtant lui qui sera retenu après un processus de sélection calamiteux.

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Frédéric Mion en Boutmy 

À la mort de Richard Descoings, le 3 mars 2012, Sciences Po traverse déjà depuis quelques temps une crise majeure institutionnelle, financière, et surtout d’image. La subite mort de Richard Descoings à New York suivait plusieurs mois de révélations sur la gouvernance de l’école. Dans un rapport accablant mettant en cause la direction dans l’attribution des salaires, et notamment du directeur Richard Descoings, la Cour des comptes pointe « une gabegie d’argent public et de nombreux dysfonctionnements » et considère que « l’indemnité mensuelle de Richard Descoings ne repose sur aucun contrat formel et n’a pas été votée en Conseil d’administration. »

Le successeur pressenti et logique à Richard Descoings avait été son adjoint, Hervé Crès, qui assurait aussi la direction par intérim. Mais malgré le vote des deux conseils de Sciences Po, coup de tonnerre : Geneviève Fioraso, ministre de l’enseignement supérieur, refuse de nommer Hervé Crès le 22 septembre 2012.

L’ancienne ministre, députée, explique aujourd’hui qu’elle avait souhaité « garder tous les atouts et le développement incontestable que Richard Descoings avait amené, et mettre fin aux dérives de sa fin de mandat. » Elle voulait faire sortir Sciences Po de « l’entre-soi », mais sentait « des poches de résistance », notamment chez ceux qu’elle appelle les « papis flingueurs » : Michel Pébereau, l’ancien président du Conseil de direction de l’IEP de Paris et Jean-Claude Casanova, ancien président du Conseil d’administration de la FNSP, selon elle peu enthousiastes à l’idée d’adapter les statuts de Sciences Po pour correspondre aux recommandations de la Cour des comptes. Elle nomme un directeur par intérim pour remplacer Hervé Crès : Jean Gaeremynck, conseiller d’Etat, énarque de la promotion Voltaire, en place pour quelques mois.

Crès « était trop engagé dans la gouvernance précédente », juge-t-elle, même si elle insiste : « Ça s’est pas tellement focalisé autour d’Hervé Crès. J’ai l’impression que vous l’avez vécu en interne comme ça. Simplement sa nomination ne s’est pas faite dans un cadre de retour à la normale et de résolution des dysfonctionnements.» Un épisode qui lui vaut aujourd’hui de la part de l’ancien directeur par intérim une accusation d’ingérence du politique dans une institution d’enseignement.

Depuis son appartement avec vue sur Abu Dhabi, où il est aujourd’hui doyen de la faculté de sciences sociales de la New York University, Hervé Crès soulève les « doutes » possibles sur l’indépendance académique de Sciences Po. Il qualifie aujourd’hui le refus de le nommer de « décision arbitraire, non justifiée » « qui va à l’encontre de la décision de deux conseils formés d’élus. » « C’est une décision politique dans le monde académique », qui, selon M. Crès, rend possible les « pires fantasmes », « jette le soupçon et nuit à l’institution. »

Casanova, qui a décliné nos sollicitations, n’est plus président du conseil d’administration de la FNSP depuis mai 2016, quand il a été remplacé par Olivier Duhamel. Il a été condamné en 2016 par la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) de la Cour des comptes à une amende de 1500€, même s’il avait bénéficié de circonstances atténuantes. La cdbf a considéré que le salaire de l’ancien directeur a été validé par une procédure irrégulière, dans laquelle le conseil d’administration n’exerçait pas son rôle.

Quand au montant même de la rémunération, considéré par la Cour comme « particulièrement élevé », le dossier soumis à la cdbf ne permettait pas d’établir un avantage injustifié. « Je n’ai jamais trahi ni l’idée que je me fais de l’université ni les statuts de Sciences Po, s’était défendu Jean-Claude Casanova lors d’une audience, l’université française, pour qu’elle monte dans les classements internationaux, doit avoir une liberté de gestion. » Hervé Crès n’a pas été renvoyé devant la cdbf.

Dans ce contexte difficile, la candidature de Frédéric Mion arrivait tard, mais apparemment juste au bon moment. Difficile de savoir quand le nom Mion est apparu pour la première fois. Au moment où les identités des finalistes ont fuités à la presse, M. Mion était un illustre inconnu pour beaucoup d’étudiants. « C’est parce que quelqu’un m’en a parlé que me suis mis à y réfléchir », dit-il. L’identité de celle ou celui qui lui a soufflé l’idée de se présenter reste mystérieuse. Cette personne serait à « moitié » de l’intérieur de l’école, « pas vraiment de l’intérieur », dit on dans l’entourage du directeur, tout en niant en bloc l’hypothèse avancée en 2012 selon laquelle il était le « candidat du clan Descoings ». Après avoir été de 1996 à 1999 responsable de la filière administrative (l’équivalent d’Affaires Publiques) de Sciences Po sous la direction Descoings, et après y avoir enseigné encore quelques temps, M. Mion s’est éloigné de l’école.

En 2012, face à la candidature de deux universitaires, Jean-Claude Casanova, qui ne connaissait pas M. Mion, aurait alors souhaité une troisième candidature plus administrative, selon un proche. Il a donc lancé la requête, et la recherche s’est terminée au Conseil d’État. « C’est là que Frédéric Mion est sorti », laisse-t-on savoir dans son entourage. Un mystère, donc, qui servirait aussi à éviter d’attribuer à la personne qui a la première pensé à M. Mion un rôle dont elle n’aurait pas conscience. C’est au moins ce qu’on entend dans l’entourage du directeur.

Son dossier de candidature, il l’a fait en quelques semaines seulement. Et même s’il n’était pas le candidat pressenti de la ministre (Mme. Fioraso dit avoir eu en tête Jean Pisani-Ferry, économiste, aujourd’hui professeur à Sciences Po), le secrétaire général de Canal+ les a tous impressionnés. « J’ai bien aimé sa subtilité », se rappelle Mme. Fioraso, qui l’avait reçu au cours de la procédure. « J’ai senti chez Frédéric Mion une personnalité ouverte, une personnalité déterminée. » Quand, à la fin de l’entretien, M. Mion annonce partir à la montagne, « je n’avais pas envie de le voir disparaître dans une avalanche ». « Je lui ai dit ‘faites attention à la randonnée, la neige n’est pas stable, ne prenez pas de risque, parce que vous êtes un candidat intéressant pour Sciences Po Paris ».

Hervé Crès, qui s’était représenté après le refus de Mme. Fioraso, n’avait pas été retenu parmi les finalistes : les présidents des conseils s’étaient finalement accordés sur la nomination de M. Mion, qui avait d’ailleurs accepté de diviser sa rémunération par deux entre Canal+ et Sciences Po. « Avec Frédéric Mion, Sciences Po retrouve sa sérénité », écrit alors Libération. Aujourd’hui, Sciences Po est plus serein qu’en 2013, mais pas moins en mouvement. « Avec Frédéric c’est le changement dans la maîtrise », analyse Bénédicte Durand, recrutée par M. Mion pour mener à bien la réforme du premier cycle et inventer « l’acte 2 » du Collège universitaire.

« Il n’y a pas du tout de contradiction entre le fait d’essayer de vivre sa fonction dans une forme de sérénité et l’ambition de porter une vision réformatrice de notre institution », dit M. Mion. Dans ses projets, il affiche et suit les mêmes principes et la même philosophie que son prédécesseur. M. Mion parle aujourd’hui d’une « forme de présence en filigrane de quelqu’un qui n’est plus là, d’un absent qui a vraiment beaucoup marqué cette maison de son empreinte et dont l’héritage est vivant au quotidien ». Mais il écarte aussi une tension possible entre le Sciences Po de Richard et celui de Frédéric.

« Il faut donner du sens maintenant à ce qui a été fait jadis et aller plus loin pour bâtir sur les fondations qu’il a admirablement posées », dit-il. « Ça incite toujours à une forme de modestie, parce qu’on a conscience d’être là depuis peu de temps. On se dit qu’on a fait beaucoup et à la fois trop peu. Mais, à aucun moment, je ne me suis dit qu’il fallait s’inscrire dans une forme de confrontation ou d’opposition avec ce qui a été fait. »

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Frédéric Mion à l’Assemblée nationale 

Dépasser les clivages

Frédéric Mion est le 9e directeur de Sciences Po. Fondé par Emile Boutmy en 1872, l’École Libre des Sciences Politiques devient l’Institut d’Études Politiques en 1945, et reste à l’avant-garde du paysage académique français. Dès Alain Lancelot, la réforme de la scolarité transforme l’école profondément. Puis, Richard Descoings place Sciences Po sur une fusée, avec ses 16 ans de révolution. À la sortie, l’école semblait avoir besoin de stabilité. Frédéric Mion vient pour consolider, pour réformer dans la tranquillité, à l’inverse de son prédécesseur.

En 2001, la plupart des membres du comité exécutif, réunissant les principaux directeurs de services de Sciences Po, avaient appris l’introduction des CEP par un article du Monde, se souvient un proche de l’ancien directeur, selon qui le ministre a été prévenu la veille. Avec Frédéric Mion, un tel scénario est inenvisageable. Prévoyant, calme, il communique en temps et en heure avec ses collaborateurs pour anticiper et gérer les problèmes. Ce qui, sous Richard Descoings était spectacle est aujourd’hui gestion rationnelle. Avec, des deux côtés, des vertus et des problèmes. « Ce qui est génial avec Frédéric Mion, commente Nadia Marik-Descoings, femme de Richard Descoings, c’est qu’il a su relever le gant avec brio et panache. Il a parfaitement compris ce qu’était Sciences Po et ce que Richard voulait faire. Il faut inventer en permanence tout en gérant un modèle : on doit réinventer Sciences Po tous les jours. »

Même Hervé Crès salue aujourd’hui la direction de Frédéric Mion et parle d’une « politique de continuité, de grande fidélité », notamment sur l’ouverture sociale, internationale et au monde académique. Plusieurs projets engagés sous Richard Descoings ont été menés à leur terme, comme l’achat de l’Hôtel de l’Artillerie (« une immense réussite » de Frédéric Mion, selon M. Crès), ou la création de l’école des Affaires publiques.

« Il y a beaucoup de point commun entre Richard et Mion, dit Nadia Marik-Descoings, la même netteté, la même force de caractère et le courage. Des qualités rares dans le monde d’aujourd’hui. Il se protège, et il a raison, pas que pour lui mais aussi pour Sciences Po. » Richard Descoings était connu pour sa vie en accéléré : ses nuits passées sur Facebook, l’effervescence d’idées, de propositions, de projets pas toujours maîtrisés. Il est mort d’une crise cardiaque dont les circonstances exactes restent inconnues, mais il était resté jusqu’à la fin dédié à l’école qu’il incarnait, aimait, adorait – certainement un peu trop parfois.

Dans un café du quartier de la Comédie Française, Nadia Marik-Descoigns convoque ses souvenirs. « Le fait que Richard se consume comme ça n’était pas bon pour Sciences Po. Certes il a fait des prouesses, mais à un prix qui était trop élevé, et pas que pour lui. Il n’avait pas le sens de la douleur, il ne savait pas où s’arrêter au niveau travail. Il était capable d’encaisser des choses incroyables. On peut penser que c’est une bonne chose – ça ne l’est pas. Il y a une question d’équilibre que je trouve beaucoup plus forte chez Frédéric Mion. »

Frédéric Mion a hérité d’un Sciences Po radicalement différent que celui qu’il avait connu en tant qu’élève, enseignant ou même lors de son passage dans l’équipe de direction à la fin des années 1990. Sciences Po est bien plus qu’avant une école internationale et cherche son modèle hybride : entre formation française et départs à l’étranger en 3e année ; entre service public et business school ; entre université américaine et européenne ; entre élitisme et diversité.

Et si Frédéric Mion avait déjà lui-même dépassé ces clivages que Sciences Po se doit aujourd’hui de réconcilier ? Sciences Po, ENA, mais Princeton ; Conseil d’Etat, mais Canal+ ; très exposé mais discret ; de province, mais très parisien (un peu comme le sciences-piste moderne, finalement). Selon son ami Alexandre Bompard, M. Mion ne crée pas de compromis mou, mais sait dépasser les contradictions, d’autant plus que, pour lui, « le temps des grandes controverses est derrière nous ». Les choix que Sciences Po a fait au cours de son histoire sont pour M. Mion les seuls possibles pour éviter la disparition de l’institution, et Sciences Po trace sa route sans se préoccuper des voix qui se sont – parfois violemment – élevées contre les évolutions. Si l’introduction des CEP a été à l’origine de multiples contestations, le dispositif est aujourd’hui largement accepté ; la contestation de l’ouverture à l’international n’est plus que marginale à Sciences Po ; et même si l’école forme toujours la majorité des admis à l’ENA tous les ans, la plupart des diplômés entre aujourd’hui dans le privé.

L’incertitude des 27–28 ans

Même si ses origines ne sont pas des plus modestes (père docteur et mère pharmacienne), l’arrivée à Paris pour une prépa n’était pas évidente : « quand vous débarquez de province dans un grand Lycée parisien – Lycée Henri IV dans mon cas – pour faire une prépa, vous venez d’un monde qui culturellement est quand même très différent. » « Vous mesurez dès la première et deuxième séance que vos très bonnes notes à Montpellier ne se traduisent pas de la même manière », ajoute avec un léger sourire celui qui allait majorer sa promotion de l’ENA quelques annés plus tard.

« Une de mes amies les plus proches avait pris Frédéric pour un stage alors qu’il était âgé de 21 ans », se souvient Nadia Marik-Descoings. « À 21 ans, on est très jeune, on voit encore notre nature la plus profonde, on se forge doucement notre masque. » C’est là que cette amie lui a dit : « c’est probablement l’une des personnes les plus brillantes que j’ai rencontré, il a des qualités humaines hors du commun, une capacité à l’empathie inouïe et il sait prendre des décisions et faire les recommandations nécessaires. » Et aujourd’hui, Mme. Marik-Descoings ajoute : « On ne pouvait qu’apprécier Frédéric. »

« C’était un garçon très sympathique, très bien élevé, très fair play » à 18 ans, se souvient une proche de l’époque. « C’était un garçon brillant, Il était déjà un peu remarquable – et il était un beau garçon. » L’intéressé lui-même reste modeste : « Je pense que je passais beaucoup plus inaperçu sur le plan des vêtements que je portais et je n’avais pas du tout ce côté dandy, s’il faut l’appeler comme ça, un mot qui me caractérise peut-être aujourd’hui. »

Le dandy irréprochable, alors ? Dur aujourd’hui, au fil des interviews et des rencontres où l’on évoque le directeur de Sciences Po, d’en découvrir des défauts. Trop souvent, les interlocuteurs en font l’éloge. Et M. Mion lui-même, interrogé sur ses défauts, concède uniquement : « je me connais mille défauts, parmi eux, et ce n’est pas le moindre, celui de ne pas aimer qu’on entrevoie mes multiples failles. » Trop de discrétion et de retrait : cela peut-il être un défaut ? Au poste de directeur, manque-t-il d’impulsivité ? De spontanéité ? Peut-on lui reprocher son parcours ou sa personnalité « trop lisse » ?

Au fil de sa vie, Frédéric Mion considère qu’il ne s’est jamais rien interdit. Accompagné, dit-il, par une certaine incertitude récurrente, dans une vie qui semble si lisse. « À 17–18 ans je savais que je voulais faire des belles études, mais, au-delà, je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire », se souvient-il. À 27–28 ans, au Conseil d’État, « au fond, l’incertitude reste aussi grande pour moi de savoir ce que je vais faire réellement de ma vie. »

À cet âge-là, il se juge « un peu plus conscient de qui [il] était, de ce qu’étaient [ses] qualités et [ses] défauts ; et un peu mieux au fait de [ses] aspirations – mais beaucoup moins accompli dans [ses] ambitions d’homme qu’[il ne l’est] aujourd’hui. »

En 2017, Frédéric Mion n’a toujours pas le permis de conduire (il se déplace en taxi pour Sciences Po, en Uber pour des déplacements personnels), mais une ambition qui peut paraître surprenante : donner un cours et découvrir ainsi encore une autre facette du contact avec les étudiants. À quel sujet ? Si ce ne sera pas en droit public, comme il l’a déjà fait à Sciences Po, Frédéric Mion ne veut pas encore le dévoiler. Fort probable, par contre, que ce soit en rapport avec la littérature ou plus largement les humanités, estime-t-on dans son entourage.

Frédéric Mion a aujourd’hui 47 ans. Il a trouvé à Sciences Po un travail qui lui plaît profondément et sincèrement, « un job qui est un peu plus qu’un job. » Même si lui ne l’annonce pas encore clairement, il est probable qu’il se représente pour un second mandat de 5 ans. Dans notre première interview en novembre, il disait : « Si vous me posez la question : ‘est-ce que, à la date d’aujourd’hui, j’aurais envie de prolonger mon mandat à la tête de Sciences Po de cinq années supplémentaires ?’, ma réponse est ‘oui’, bien évidemment. »

À un an de l’échéance de son mandat en mars-avril 2018, il concède avec un léger sourire que cinq ans à la tête de Sciences Po « ce n’est pas beaucoup » et que « dix ans, ça permet en tout cas d’inscrire dans une période plus longue les projets que l’on a cherché à bâtir. » « Une institution a besoin malgré tout de temps pour changer. »

Mais que peut-on faire après avoir dirigé Sciences Po pendant 10 ans ? Celui dont le CV ouvre (presque) toutes les portes ne le sait pas. Il le dit sans langue de bois, et concède que « le point d’interrogation qui porte sur l’avenir est plus peut-être tout aussi grand » que celui de quand il avait 27–28 ans.

Publié en avril 2017 dans le magazine papier de La Péniche, le journal des étudiants de Sciences Po