La présidence de Mohamed Morsi était semée d’une crise économique, sociale et institutionnelle grandissante. Après sa destitution, la stabilité de l’Egypte en recherche de la démocratie sera encore plus difficile à acquérir. Pour le nouveau premier ministre Hazem Beblawi, l’économie sera une priorité. Pendant ce temps, tous les groupes devraient renoncer à faire leur politique sur la place Tahrir.
C’était la « grande révolution du peuple », ce bouleversement du monde arabe, parti de la Tunisie, et touchant « enfin » l’Égypte, pays symbolique et puissant. C’était une révolution acclamée, la « libération des peuples de leurs despotes », la « révolution séculière » ou encore « l’arrivée des droits de l’homme. » Or, l’image s’est vite ternie. En Égypte, les premières élections – considérées comme libres et démocratiques par les observateurs – ont amené la victoire des Frères musulmans et de leur chef, Mohamed Morsi. Où était alors passée la révolution séculière, aussi acclamée ?
Le « printemps arabe » est une série de manifestations populaires contre le chef autocratique. Elles pointent du doigt la situation sociale et économique du pays. Leur point de départ, il faut le rappeler, était l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi, en 2011, en Tunisie, pour des raisons économiques. En Égypte, les causes ne diffèrent pas, de même que l’organisation des manifestations est similaire : à ce mécontentement populaire manquait dès le début la guidance politique, capable de concentrer les émotions afin d’atteindre des buts précis.
Les Frères musulmans étaient, en vue des élections, de loin le groupement le plus organisé. Ce groupe islamiste, interdit sous Hosni Moubarak et poussé dans la clandestinité, assurait un grand nombre de services sociaux dans tout pays. Leurs actions étaient connues, et – même si la jeune génération séculière de la place Tahrir se méfiait – ils remportaient la confiance populaire et avec elle les élections. En effet, l’électorat égyptien reste traditionnellement religieux. Les clivages sociétaux, nécessaires pour la formation de partis, n’existent pas (encore). La bataille électorale principale « religieux contre séculier » l’emportait sur d’autres points qui pourraient même diviser des groupes comme les Frères musulmans : politique sociale, extérieure ou économique. Un système de partis, divisés sur des questions politiques concrètes, est nécessaire pour le fonctionnement d’une démocratie libérale ; des élections à eux seules ne suffisent pas pour consolider une démocratie : les élections et la loi fondamentale ne sont que la première condition à remplir. Viennent après : la mise en place d’un système partisan, l’acceptation de la démocratie par les acteurs politiques et finalement l’émergence d’une société civile démocratique.
La démocratie, place Tahrir
En Égypte, la rue est restée le moyen d’expression politique primaire pour les groupes d’opposition. Le peuple a perdu la peur de descendre dans les rues pour signaler son mécontentement. L’opposition réellement politique est faible, voire inexistante. Il s’agissait principalement d’une opposition populaire récurrente. Le peuple n’aurait-il pas compris la démocratie ?
La démocratisation ne se fait pas du jour au lendemain. Plusieurs années, voir des siècles sont nécessaire pour la création d’une culture démocratique. La machinerie électorale des frères musulmans a devancé tous les autres groupes politiques, d’autant par ses moyens, sa mobilisation que par sa présence sur tout le territoire. En effet, les anciennes fonctions des Frères musulmans leur ont permis de s’appuyer sur un large réseau à travers l’ensemble du pays. Or, ce vote ne signifie pas que l’Égypte est devenue démocratique du jour au lendemain.
La démocratie était, dès le début, menacée par l’inexpérience démocratique, façonnée par un éveil abrupt du courage civil au cours de la révolution. Le jour de l’anniversaire de la présidence de M. Morsi, la révolution était inachevée. L’Égypte n’avait pas de culture démocratique, l’opposition restait hétéroclite, sans réel programme commun. Le système partisan est resté bipolaire, entre les Frères musulmans et « l’opposition », qui se positionnait contre le pouvoir en place, sans différences idéologiques. Les divergences entre les différents courants des Frères ont contribué à l’érosion continuelle du pouvoir du président : dès janvier, les Salafistes, groupement islamiste initialement allié aux Frères musulmans, entraient dans l’opposition. Les mesures de novembre 2012 avaient depuis longtemps dissimulé tout support libéral : M. Morsi avait placé les décisions de l’exécutif hors de portée de l’appareil judiciaire. La vague de manifestation est donc, en réalité, générée depuis longtemps.
M. El Baradei, diplomate, est la figure internationale respectée de l’opposition. Ce chef du National Salvation Front, groupement rassemblant partis de gauche et libéraux, semblait depuis longtemps profiter d’une nouvelle vague de popularité et de légitimité. Il a été nommé premier ministre par intérim par M. Mansour samedi.
L’Égypte reste un très grand pays à majorité conservatrice, à un point où les manifestations des 28, 29 et 30 juin n’étaient pas perçues dans le vaste sud du pays. M. Mansour et M. El Baradei devront aussi satisfaire ces pêcheurs et vendeurs de souvenirs qui ne veulent – au fond – pas vraiment plus que de quoi se nourrir quotidiennement. Que ce soit sous Morsi, Moubarak, ou un autre chef d’État central, assez lointain au Caire.
L’armée, clé de voute du pouvoir
L’armée est, au vue des évènements récents et passés, la plus grande force en Égypte, profondément ancrée dans la société. Le peuple égyptien semble faire confiance à ceux qui, avant encore, soutenaient M. Moubarak, et dont le revirement général a fortement influé la révolution initiale contre le dictateur Moubarak. L’armée s’est positionnée comme gardienne des demandes populaires, comme ange bienveillant de la révolution, comme force protectrice des manifestants. Un opportunisme flagrant ?
L’armée a été déployée lors des manifestations du 30 juin pour protéger des bâtiments du gouvernement, avant d’annoncer un ultimatum de 48 h pour trouver un compromis. C’est à l’issue de cet ultimatum, prononcé par le ministre de la Défense, et adressé à tous les groupes politiques, que l’armée a pris le pouvoir, annonçant la destitution du président et la suspension de la constitution. Au préalable, l’armée avait demandé de « respecter les demandes du peuple. » « Si les demandes du peuple ne sont pas respectées dans le temps imparti (48 h, ndlr), [l’armée] sera obligée, par ses responsabilités historiques et patriotiques, et par son respect des demandes du grand peuple égyptien, d’annoncer une feuille de route pour le futur et de veiller à son application, avec la participation de tout mouvement patriotique et honnête – incluant les jeunes, qui ont démarré cette révolution glorieuse et qui la continuent – sans exclure personne. » L’armée a, suite au renversement du président, détenu celui-ci, ainsi que près de 300 fonctionnaires des Frères musulmans.
Une enquête de l’agence Associated Press (AP) semble indiquer que l’intervention était longuement préparée : « Quand Morsi se battait pour sa survie, il n’avait personne vers qui se tourner. » Morsi aurait refusé de partir quand l’armée, deux jours avant sa destitution, lui proposait de partir en Libye ou en Turquie, ou encore d’acquérir l’immunité. « Il faudra me passer sur le corps », aurait-il déclaré. Les Frères musulmans, toujours d’après AP, auraient anticipé le départ de Morsi dès le 23 juin. Les services de sécurité auraient, depuis longtemps déjà, agi solitairement, en déployant des troupes dans le pays, sans que le président en soit informé. Ces évènements s’inscrivent dans un contexte tendu des relations entre le président et les institutions : la cour constitutionnelle avait, entre autres, déclaré inconstitutionnelle une nouvelle loi électorale, ainsi que dissout une chambre du parlement. Ses relations avec les forces religieuses n’étaient pas harmonieuses non plus.
Vers quelle unité nationale ?
Le juge suprême de la cour constitutionnelle, Adly Mansour, a été nommé, par le général Abdul Fattah al-Sisi, président par intérim, avec, à ses côtés, un gouvernement technocratique mené par Hazem Beblawih, nommé premier ministre et par Mohamed El Bardei, nommé Vice-président. Le général était symboliquement accompagné de leaders politiques et religieux, dont notamment le chef de l’institut islamique al-Azhar et le pape copte chrétien. Un fort symbole d’une unité nationale, néanmoins peu existante. M. Mansour, diplômé de l’ENA à Paris et juriste sous Hosni Moubarak dans des tribunaux religieux, mais aussi civils et criminels, a été nommé par le président Morsi à la tête de la cour constitutionnelle. Il s’avère être une figure assez neutre et mal connue. Hamid al-Jamal, un juge constitutionnel, le décrit dans une interview comme « une personne calme prenant des décisions balancées et qui respectera la volonté du peuple égyptien. »
M. Mansour est assez inconnu pour ne pas attirer personnellement de manifestations. Néanmoins, sa nomination n’a pas immédiatement calmé la situation : au moins sept manifestants sont morts dans la nuit suivant la destitution de M. Morsi, lors d’affrontements violents entre des partisans de l’ancien Président et ses opposants. 30 personnes sont mortes lors de manifestations en faveur de M. Morsi vendredi et un correspondant de la BBC rapporte que l’armée avait tiré sur des manifestants. Vendredi soir, des affrontements violents éclataient sur un pont du Nil, opposant les deux camps. L’unité nationale est ternie par ses affrontements.De nombreux membres des Frères Muslmans, dont leur guide suprême, étaient détenus sous divers prétextes, comme incitation à la violence ou bien outrage à la justice.
La nomination de M. El Baradei est surtout un signal vers l’international, où la destitution du président a surtout recueilli du scepticisme : Barack Obama a demandé au militaire « de retourner le plus vite possible le pouvoir à un gouvernement civil élu, par un processus transparent et inclusif. […] Les voix de tous doivent être entendues – ceux qui ont applaudi les évènements, et ceux qui ont soutenu le Président Morsi. » David Cameron a déclaré que la Grande-Bretagne « ne soutient jamais d’intervention militaire dans un pays. » La chancelière allemande Angela Merkel a appelé au respect des droits de l’homme.
Pour la France, François Hollande, en visite en Tunisie, a parlé d’un « échec, quand un président élu démocratiquement est déposé. » Le secrétaire général des Nations Unies, M. Ban Ki-moon, a déclaré qu’il était « crucial de réinstaurer rapidement un gouvernement civil en accord avec les principes de la démocratie. » Le ministre des Affaires étrangères turques, Ahmet Davutoglu, a dit qu’il était « inacceptable pour un gouvernement, qui est arrivé au pouvoir par des élections démocratiques, d’être destitué par des procédés illégitimes. » Le président syrien, Bashar Al Assad, voyait en les évènements en Égypte la « chute de ce qu’on appelle « islam politique ». »
M. El Baradei ne fait, néanmoins, pas unanimité au sein de l’opposition : le groupe islamiste-salafiste Nour, soutenant initialement le plan de l’armée, a déclaré vouloir se retirer du processus de transition si M. El Baradei est instauré. D’après le vice-chef du parti, Ahmed Khalil, la nomination de M. El Baradei « viole le plan défini par les forces nationales et politiques. » Il va sans dire que la nomination a provoqué de fortes manifestations du côté des partisans de M. Morsi, et des célébrations place Tharir, où les opposants à l’ancien président déclenchaient des feux d’artifice, selon l’agence AFP.
L’avenir du système politique en questions
Dans une interview avec la BBC, M. El Baradei a décrit la prise de pouvoir de l’armée comme « mesure qui fait mal, que personne ne voulait. Mais M. Morsi a malheureusement sapé sa propre légitimité. » Peu après son instauration, M. Mansour s’est dit vouloir « respecter la loi. » « Des élections parlementaires sont le seul moyen pour parvenir à un futur plus démocratique et libre. » Il a exprimé son espoir que le peuple allait « continuer de porter le drapeau de la révolution » et a affirmé que l’ordre de prendre ses fonctions venait « du grand peuple d’Égypte » tout en saluant l’armée, les jeunes et la liberté judiciaire. Certes, l’intervention militaire a permis d’éviter une dégénération des manifestations, mais calmer les foules ne suffira pas. Il s’agira, pour le nouveau président et le nouveau premier ministre, de gagner le soutien et la confiance du peuple afin d’organiser de nouvelles élections libres et démocratiques.
Depuis la destitution de M. Morsi, la division du pays s’est accentuée. Entre la protection de l’Islam et les valeurs séculaires, les deux camps semblent s’enliser dans un discours idéologique de base, sans réel avenir politique. Pour les Frères Musulmans tout dépendra de l’organisation de l’opposition et de sa capacité à se rassembler et à se mettre d’accord sur un programme et un candidat.
Il est temps que l’Égypte emprunte le réel chemin vers la démocratie. Or, pour cela, il faudra un dialogue politique inclusif, n’écartant pas les Frères Musulmans qui n’accepteront certainement pas un retour dans la clandestinité comme sous la présidence Moubarak. Toute exclusion les poussera vers la radicalisation. Il s’agira aussi de maitriser la menace d’un fondamentalisme religieux, susceptible de plonger le pays dans une spirale de la terreur. L’armée, l’auto proclamée « gardienne de la démocratie », pense pouvoir contrôler l’Égypte – le futur très proche permettra d’en juger. M. El Baradei est porteur d’espoirs. La crise économique ne pourra pas être résolue en quelques jours ou semaines. C’est ce qu’il va falloir expliquer aux populations loin du Caire, qui ne cherche qu’à manger quotidiennement. C’est aussi ce qu’il va falloir expliquer aux intellectuels et jeunes manifestants du Caire.
La crise politique, elle, peut être résolue assez rapidement. Il faut pour cela, en priorité, le consensus, que la démocratie ne se joue que rarement sur la place Tahrir. Le boycotte d’élections ou de votes constitutionnels ne s’inscrit pas dans la logique démocratique à laquelle se disent aspirer tous les partis. La destitution de M. Morsi par un processus non-démocratique porte le danger d’encourager les populations postrévolutionnaires de faire de la démocratie sur la rue, ce qui entraine un danger pour toute la zone touchée par le printemps arabe de plonger dans une spirale de manifestations permanente. Le peuple exerce son mandat démocratique par le vote et seulement rarement dans la rue. Ceci constitue probablement la leçon la plus difficile à apprendre – pour toutes les forces confrontées au défi de la démocratisation, qu’elles soient civiles, politiques ou armées.
Publié le 7 juillet 2013 dans Le Journal International